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(FR)

Elle marche.

02/07/2020Delphine Mullenbach

Elle marche.

Elle marche. Dans la cité phocéenne, l’air est encore frais, le mistral la pousse. Elle veut sortir, se déconfiner. Se rendre au Vieux-Port et enfin profiter d’une boisson fraiche en terrasse. Depuis peu, elle s’y rend à pied. 40 minutes de marche. 40 minutes qui sont une pause dans la reprise de son quotidien. Car marcher c’est d’abord prendre le temps. C’est faire face au rythme de la société qui reprend après deux mois de ralentissement. C’est une envie de changement, une manière de dire « non » à notre vie d’avant. Elle l’a entendu à la télé : « marcher, c’est résister. » Et elle le sent bien qu’elle marche pour contrer quelque chose. Il lui a suffi de ne pas descendre les escaliers du métro, puis de ne pas attendre à l’arrêt de bus, passer devant les vélos et les trottinettes en libre-service. Il fait encore jour, elle n’a besoin ni de taxi, ni de uber. Tout ce qu’elle veut c’est profiter de ces 40 minutes de liberté. Oh et puis non, disons 50 minutes, elle fera un détour. Car marcher c’est aussi choisir. Choisir un parcours, choisir un rythme, choisir son et ses espaces.

Sur le chemin elle répond à un appel de sa mère.

  • « Qu’est-ce tu fais ?
  • Je vais retrouver des copains.
  • Ne bois pas trop hein.
  • Non maman.
  • Et tu rentres comment ?
  • Je sais pas encore, ça dépendra de l’heure. Là je suis à pied.
  • Et bah ça te fait faire un peu de sport.
  • Bon bisous, tu fais attention hein. Et tu mets ton masque.
  • Oui, bisous. »

Elle raccroche. Elle coupe la géolocalisation de son téléphone puis le range dans son sac. Sa mère a raison. C’est vrai, marcher c’est sportif. Cependant avec les applications qui comptent les pas, l’évasion et le plaisir de la ballade deviennent vite des compétitions de marches militaires à qui secouera le plus son téléphone. Non, pour elle marcher c’est se recentrer sur elle-même tout en ouvrant son attention à l’espace de la rue. La rue… et la voirie… Il est 18 heures. Heure de pointe et embouteillage à perte de vue.

Elle attend de traverser à un passage piéton. Une voiture s’arrête à son niveau et à son bord un duo marseillais râle avec les fenêtres grandes ouvertes. Un homme épuisé côté conducteur et une femme agitée et impatiente côté passager.

  • « Ma parole, tu as vu cette camionnette ? Avec la chance qu’on a on va se retrouver derrière, tu vas voir.
  • Elle est encore loin, on a le temps.
  • Ah oui. Très bien, si tu le dis. Attends, tu verras bien. Attends, attends que je te dis !
  • Et voilà, en plein derrière !
  • Et merde !
  • En plus là, je te raconte pas, la pollution que ça dégage ces machins ! On va s’en prendre plein le nez !
  • Et pourquoi il s’arrête encore, con !
  • (elle soupire) Vraiment, il y a des gens, il ne devrait pas conduire. On s’en porterait mieux. »

Elle traverse hilare derrière leur véhicule et poursuit son errance un peu plus loin.

10 minutes de retard. Elle longe les terrasses du Vieux-Port. Elle reconnait ses amis de loin. Elle presse le pas, frôle un ou deux individus au passage, puis elle s’assied lourdement sur un banc. L’un de ses amis lui tend la carte du bar. Elle rit, le pastis est quasiment au prix d’un ticket de bus.

Le soleil est couché depuis une petite heure. Elle est avinée et décide de rentrer en marchant. Ça lui éclaircira les esprits, et puis il n’est pas trop tard alors ça devrait aller. Après quelques minutes, elle se souvient d’une chose. Une sensation, une impression qui survient la nuit. Marcher, parfois, ça fait peur. Elle marche plus vite, elle n’est plus libre et amusée comme avant. Parce que dans ces espaces qu’elle traverse, il y a des territoires de prédateurs. Et puis même en confinement il y a eu des agressions. « Une de mes amies s’est faite suivre après avoir fait ses courses, le mec lui a craché dessus ». Bon sang, pourquoi ces pensées lui viennent à l’esprit à ce moment-là.

Comme beaucoup de gens, elle voulait simplement sortir, se déconfiner. La marche c’est son changement à elle, sa petite rébellion, mais l’espace de sa marche n’a pas encore pu changer. Elle continuera à s’adapter à cet espace car cet espace ne peut pas encore s’adapter à elle, à nous, qui voulons marcher, qui voulons changer.

N.B. : elle a fait demi-tour pour prendre un taxi.

Delphine Mullenbach / Design et scénario / Diplômée 2020 de l'École supérieure d'art & de design Marseille-Méditerranée