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Nous sommes héritiers d’une lecture binaire de l’urbain. Et jamais l’expérience des villes n’en aura donné si manifestement l’expression. Le contexte du confinement révèle avec quelle constance l’histoire des villes européennes s’est fondamentalement établie sur un rapport étroit et répété entre public et privé. Dualité renseignée par l’usage du « poché ». Technique de représentation autant qu’état des lieux. La ville en noir et blanc. Pour soi, et de tous. Inégales intimités et grands collectifs. L’intensité du contraste est peut-être ce qui fait le charme de l’urbain. Sa radicale dichotomie aussi l’une de ses faiblesses. Équilibre vulnérable entre deux valeurs complémentaires lorsque l’une se voit brutalement renvoyée dans l’étroitesse de son pendant. L’injonction au repli, par vases communiquant, rentre au forceps – et non sans pertes – toute la mesure de l’urbain dans son composant le plus élémentaire : l’habitation. Simultanéité des fonctions. Registres confondus. Échelles de sociabilité superposées. Privée de son blanc, la ville à l’étroit vécue de noir ; et plus que jamais par le logement.

La rue et la parcelle ; alignement et mitoyenneté, plus triviale est la clôture, explicite est le panneau. Sinon la puissance symbolique de signes dissuasifs. Aux gestes barrières les dispositifs correspondants : le seuil, la porte, le mur et sa fenêtre, la grille pour ressentir l’abri offert par la distanciation. Celle que l’architecture offre à ses hôtes. Réfugiés dans ses retranchements. À la merci de ses défauts. La mise à l’écart, comme acte fondateur et salutaire enregistré dans l’art de construire, n’a d’égal que l’intention matérialisée de vivre ensemble l’espace ouvert : de la rue, des places, des parcs, des équipements, de l’éducation, des rassemblements, de l’échange, marchand ou non-marchand. Le besoin de circulation, le plaisir du multiple, le goût de l’anonymat. La démocratie appuyée sur ses lieux. Absolue nécessité de sauver le fond entourant les figures de nos vies confinées. Le droit à la ville, et celui au logement : l’un comme l’autre menacé. Blanc dilué. Noir saturé. L’espace public impraticable. Des habitats inhabitables.

Peu concluantes auront été les tentatives de contournement. L’appréhension binaire de la ville demeure. Déjà l’urgence sanitaire engageait sa remise en cause au siècle passé. Le renversement de la texture à l’objet pensant dépasser ses difficultés. En matière de salubrité : la proportion en question. Son inversion comme principale réponse. En 1925, Paris esquissé par Le Corbusier – moqué par la critique et ses générations de contemporains – paraît moins fantaisiste à la lumière d’un hygiénisme réactualisé. Sans doute l’expérience du confinement aurait-elle été plus confortable, vécue sous les traits du Plan Voisin. Plus larges, les rues plus sûres. Constance d’exigences sanitaires. On connaît pourtant la limite d’une fuite en avant vers l’espace ouvert, ses manques de définition et ses excès de générosité. Colin Rowe et Fred Koetter, les premiers à éveiller les consciences, critiques d’un blanc démesuré, sinon dogmatique, appelaient dès 1978 l’impératif d’intermédiaires. Une injonction précoce à repenser la ville en gris.

Du gris dans nos villes, c’est dépasser la lecture binaire de l’urbain. C’est donner entre l’espace public et celui de la vie privée, les conditions d’émancipation d’un tiers composant. De le reconnaître comme tel. D’en invoquer les bienfaits. La troisième voie, convoquée dans d’autres disciplines, réclame son implémentation dans la ville de demain. Plus de gris dans nos villes, c’est cultiver l’espace commun, dans ce qu’il a de généreux, de pratique et de résilient. Lorsque l’imprévisible s’étend à la sphère publique, et que l’espace privé endosse péniblement valeur de stabilité, providentielles sont les capacités de cette troisième entité. À suppléer les lacunes : sociales et domestiques. En prolongeant la ville, dans une forme contenue. En étirant le foyer, sans en changer la teneur. L’hygiénisme moderne élargissait les rues. On aimerait aujourd’hui pouvoir pousser les murs. La mise en commun comme moyen d’allonger les limites, un peu plus loin, du chez soi, avec les autres. Compter sur un jardin. Profiter d’un espace supplémentaire. Se l’approprier le temps d’un répit. Une pause, un plus, un emprunt, à l’exclusivité négociée. Précautions du partage, entendement de ses responsabilités, au bénéfice d’un assouplissement de l’habitat, et de ses contentions les plus tendues. Un plus grand confort et des capacités prolongées, en regardant vers l’après. Demain, le gris pour travailler plus près de chez soi. Pour y faire du sport. Pour occuper les enfants. Pour préparer des repas. Du gris pour fêter un anniversaire. Pour prêter des ustensiles, des outils, du matériel. Pour délester ses placards sans en perde l’utilité. Pour acquérir et partager de nouvelles ressources. Par économie de groupe, par réaction au manque et soucis du surplus. Du gris pour mieux consommer. Du gris pour mieux résister.

Dans nos villes, davantage de gris. Qui ne soit ni nuance, ni confusion. Qui ne se limite pas à l’étirement des seuils entre public et privé. Qui assume au contraire sa primauté de couleur. Sa valeur complémentaire reconnue. Son autonomie soignée. Ses spécificités spatiales et sociales investiguées. Une matière en tant que telle pour composer l’urbain. Un gris qui ne participe pas à la grande confusion des registres, troublant le noir et blanc, au point d’oublier ce qu’est l’état, ce qu’est la représentativité, ce qu’est le service public, distinct de ce qu’est l’entreprise, de qu’est la consommation, de ce qu’est le chez soi. L’épargner des tristes teintes que le repli et l’entre-soi pourraient dépeindre. Désarmer la crainte concurrentielle : des biens de clubs et de la ville atomisée. Concilier, par l’architecture, espace républicain et mutualisations locales. Rénover massivement les rez-de-chaussée, investir les parties communes bien souvent délaissées. Revaloriser les espaces extérieurs, même les plus résiduels. Si précieux en contexte de repli. Si gratifiants au quotidien. Désengorger le noir, surchargé. Ménager l’éclat du blanc, inestimable. Et reporter dans le gris, opportun – que Heinrich Tessenow décrivait en 1921 comme la couleur du commun, la plus adaptée à la maison. Un siècle plus tard, faire de ce gris un nouvel ordinaire, pour desserrer les mailles de l’urbain, et avec elles, l’ampleur de nos inquiétudes.

Valentin Bourdon / Architecte, chercheur