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(FR)

Confinement et espaces urbains

11/06/2020Ronan Kerdreux

Au-delà du rideau des plantes en bordure de balcon, je vois par ma fenêtre la rue vidée de ses habitants, les voitures garées et immobiles, la chaleur plombante qui accentue la poussière et fige le paysage et ses ombres. En face, de l'autre coté, les fenêtres sont fermées. Quelques balcons accueillent une maigre vie. Ici une table de jardin, quelques chaises, un cendrier. Là, de pauvres arbustes. Plus haut, une voisine qui sort tous les matins en pyjama fumer une cigarette et téléphoner, haut-parleur au maximum, à une des ses filles, si je me fie aux échos de la conversation.

Le soir, certains autres apparaissent pour applaudir. J'en découvre de nouveaux. Un couple un peu âgé, en hauteur sur son balcon, qui s'encourage, comme un peu gênés, un solitaire, célibataire peut-être, qui regarde autour de lui avant de se joindre au chœur, et quelques d'autres encore.

J'ai ordinairement une affection particulière pour les espaces urbains, les lieux de la rencontre, de gens croisés, du regard souvent, c'est-à-dire d'échanges visuels plus que physiques. Bien sûr, ce sont des lieux de tous les possibles, à la fois de la conformation sociale, de la confrontation aussi, de l'affirmation de soi face au monde entier – cela est particulièrement visible à Marseille – comme du regard d'évaluation, de défi parfois. De rencontres à l'altérité, à l'autre. J'adore flâner, marcher non pas au hasard, mais à la découverte. M'arrêter parfois, regarder passer les citadins, tenter des fictions en monologue, évaluer les modes de vie, les rapports au sein des groupes ou dans les familles. J'aime aussi rejoindre un de mes groupes, me sentir attendu, saluer, serrer dans les bras, embrasser et Dieu sait que dans le sud, on embrasse volontiers. Parler fort, tendre l'espace autour de nous, se la jouer plus décontracté que l'on n'est.

Je n'aime définitivement pas m'observer appréciant une forme urbaine vidée de sa substance.

Bien-sûr, cette esthétique est un fantasme : celui d'une morphologie nette, de la ville silencieuse, débarrassée de ses nuisances sonores (la Harley d'un matin où le pilote faisait vrombir son moteur pour impressionner les voitures et qu'ainsi elles s'écartent pour lui laisser la place par exemple). C'est douloureux une nuisance sonore de forte intensité, c'est douloureux aussi de voir une mère fustiger son enfant dans un geste d'emportement.

Et pourtant, c'est la vie !

La vie sociale est énervante, frustrante, pénible, chahutée et en même temps la seule condition d'un être-là au sein des autres, la seule ambition possible d'une condition urbaine. Je suis un animal grégaire, qui se frotte à ses semblables pourtant si différents ! Et les principes de réalité transforment nos inconforts en utopies, en cela qu'ils nous forcent à observer les enjeux collectifs et personnels au-delà des inconvénients immédiats.

J'aime les rencontres avec mes étudiants, dans le joyeux foutoir de l'atelier, avec les retardataires, habituels, ceux qui sont en avance, rares, les discussions sans fin sur les fondements du projet, cette appétence souvent maladroite pour des espaces collectifs un peu idéalisés, un peu survolés, cette générosité dans les emportements, presque des colères.

Curieusement, mes réunions en visio pendant le confinement m'ont appris un autre rythme, plus soutenu, plus immédiat, où l'on est quelques fois plus proche. Elles sont aussi marquées du confort de n'avoir pas à prendre des transports en commun irréguliers, bondés, longs, dans une ambiance moite, inconfortable, voire conflictuelle. Plus favorables au travail peut-être, mais tellement moins habitées des paramètres humains, des chasses aux certitudes, de la conversation sur l'en-cours dans le désordre de la discussion échevelée.

Que seront nos espaces publics demain ? Des lieux rangés, propres, que l'on parcourra comme une redécouverte après une longue absence, ou cet embrouillamini de vies entremêlées, dans un paysage sonore hétérogène ? Le retour à la « vie d'avant » ou les rencontres entre gens choqués par ce qu'ils ont vécu ?

Et même si je hoche encore la tête d'un air désespéré face aux incivilités du quotidien, même si je râle encore d'être bousculé sur le trottoir, je reste persuadé que la vie urbaine est entropique, faite de frottements, d’événements inattendus, d'imprévus. L'enjeu des espaces urbains est précisément dans ces vides qui permettent les dilatations d'une société dont les individus restent imprévisibles.

Juin 2020

Ronan Kerdreux / Designer, professeur de design